9.
Un aveu embarrassant
Wellan s’assura que Bridgess était bien endormie, enroulée dans une chaude couverture, au milieu de leur lit. Il pouvait sentir l’inquiétude de leurs compagnons maintenant rassemblés pour le repas. C’était son devoir de les rassurer. Il lava ses pieds couverts de boue, enfila un pantalon et des bottes de cuir et quitta la chambre. Grand commandant d’armée, il possédait le talent de s’exprimer clairement sur le champ de bataille, mais il doutait de son efficacité à expliquer ses problèmes conjugaux à ces vaillants soldats. Pourtant, il devait le faire.
Rassemblant son courage, il entra dans la pièce d’où provenaient des odeurs appétissantes. Dès qu’ils aperçurent leur chef dans l’embrasure de la porte, les Chevaliers se turent. Plutôt embarrassé à l’idée de ce qu’il devait leur dire, Wellan se rendit à son banc, près de ses Écuyers, et s’y assit. Il contempla cette belle assemblée de guerriers qui le fixaient avec appréhension.
— Mais vas-tu nous dire ce qu’elle a, à la fin ? s’exclama Falcon, exprimant ainsi l’inquiétude de tous ses frères.
Wellan leva d’abord les yeux sur la galerie et constata à son grand soulagement que les nouveaux étudiants d’Émeraude avaient regagné leurs classes. Ce qu’il allait révéler à ses hommes ne les concernait en aucune façon.
— Elle a découvert que je ne pouvais pas lui donner d’enfant, déclara-t-il soudain en posant un regard infiniment malheureux sur Santo qui, lui, aurait pu la combler bien des fois si elle l’avait épousé.
— Le savais-tu lorsque vous avez uni vos destinées ? demanda Kevin.
— Nous l’ignorions tous les deux. En fait, c’est elle qui vient de m’apprendre qu’un homme qui a conçu un Immortel ne peut plus avoir d’autres enfants.
— Alors, la sorcière de Shola t’a bien eu ! explosa Falcon, mécontent.
« Heureusement que Kira ne se trouve pas parmi nous, car elle se serait certainement offensée de l’opinion de Falcon », songea Wellan, même si leur compagnon exprimait sa propre pensée.
— Il ne sert à rien de revenir sur le passé, s’éleva Chloé avec sa sagesse habituelle. Ce qui est important ici, c’est de trouver une solution au problème de Bridgess et de Wellan, pas de condamner qui que ce soit.
— Dans un cas semblable, la loi permet à Bridgess de choisir un autre mari, leur rappela Dempsey en fixant Wellan dans les yeux.
— Je le lui ai déjà mentionné, soupira le grand Chevalier, mais c’est une option qu’elle refuse de considérer.
— Alors, il ne vous reste que l’adoption, conclut Wanda.
— Tu pourrais demander au roi d’envoyer des messagers dans tous les villages afin de découvrir des orphelins, suggéra Nogait.
— Mais il faudrait que ce soient des enfants magiques, ajouta Kagan en repoussant ses belles boucles rousses, parce que le plus grand de tous les Chevaliers mérite d’avoir des héritiers dignes de lui.
— Moi, je pense que nous devrions d’abord laisser Bridgess se remettre du choc avant de lui proposer une quelconque solution, intervint une fois de plus Chloé.
Les Chevaliers se tournèrent vers elle et ne répliquèrent pas, lui donnant ainsi raison. Wellan la remercia d’un imperceptible mouvement de la tête et sentit son cœur s’alléger. Dempsey s’empressa de conseiller à ses compagnons de terminer leur repas avant que la viande ne refroidisse. Tous recommencèrent à manger. Mais Bailey, l’un des Écuyers de Wellan, posa la main sur le bras musclé de son maître, ressentant son chagrin derrière son masque de bravoure.
— Si nous pouvons vous aider, il faut nous le dire, fit doucement l’apprenti.
« Quelle belle jeunesse », constata Wellan en remarquant la sollicitude de ses deux garçons.
— Les Écuyers d’un soldat sont en quelque sorte ses enfants, répondit-il avec un sourire paternel. Vous pouvez me rendre fier en devenant les meilleurs Chevaliers de tout l’Ordre.
— Mais quand, maître ? l’interrogea Volpel.
— Très bientôt je crois.
— Mais le code ne prévoit notre adoubement que dans deux ans, protesta Bailey.
— Il contient aussi de nombreuses exceptions, leur apprit Wellan, surtout en temps de guerre. Il n’est pas impossible que la procédure soit accélérée. A mon avis, vous vous battez déjà avec la même adresse que vos aînés et votre jugement est aussi sûr.
Les adolescents rayonnèrent d’espoir. Wellan leur donna des claques amicales dans le dos. Il se servit ensuite parmi les nombreux plats au milieu de la table de bois. C’est alors qu’il aperçut la mine inquiète des apprenties de Bridgess, assises un peu plus loin.
— Elle dort en ce moment, leur annonça-t-il, et si je la connais bien, elle aura repris son aplomb à son réveil. Votre maître est une femme forte. Elle a l’étoffe d’un grand chef. Ne l’oubliez jamais.
Gabrelle et Yamina hochèrent la tête dans un mouvement synchronisé, mais il était facile de voir qu’elles n’étaient nullement apaisées. Ces enfants faisaient partie de leur vie depuis si longtemps déjà qu’il était difficile de leur cacher quoi que ce soit, même pour leur bien.
Wellan mangea distraitement en faisant le point sur l’état du continent Ils avaient anéanti les rats et ils s’attendaient à une nouvelle invasion d’une semaine à l’autre. Le chef aurait bien aimé disposer d’un informateur moins méfiant qu’Abnar et plus assidu que Fan pour lui brosser régulièrement le tableau de la situation sur la côte et ailleurs. Si seulement son fils de lumière était plus âgé…
Lorsqu’il fut rassasié, il prit une assiette et y déposa les mets préférés de Bridgess. Ses compagnons échangèrent un regard entendu. Wellan était le plus formidable des guerriers de leur temps, un brillant stratège et un escrimeur hors pair, mais aussi un époux tendre et dévoué. Somme toute, ce grand Chevalier représentait un bel exemple pour ces bouillants défenseurs du continent. Dempsey considéra son chef en glissant ses doigts entre ceux de Chloé. Leur couple, uni depuis bien longtemps déjà, était plus solide que celui de Wellan et de Bridgess et décidément moins explosif.
— Si tu voulais un enfant à tout prix, tu serais exactement dans le même état, lui murmura Chloé.
— Tu as sans doute raison, concéda Dempsey. Heureusement que nous avons pris la décision, dès le début, de n’élever que des apprentis.
Dempsey n’était certes pas le plus romantique des hommes d’Émeraude, mais sa patience, sa constance et sa fidélité en faisaient un merveilleux mari. Chloé l’embrassa sur le nez, lui arrachant un sourire, et poursuivit son repas.